IL y a tout
juste un an, le président Bill Clinton, le premier ministre d'Israël de
l'époque, Ehoud Barak, et le président de l'Autorité palestinienne, Yasser
Arafat, se retrouvaient à Camp David pour ce que beaucoup considèrent, avec le
recul, comme un tournant dans les relations israélo-palestiniennes. De la
droite à la gauche, des faucons aux colombes, s'élève un chœur inhabituel
d'opinions unanimes, ici comme en Israël : Camp David fut, dit-on, une
épreuve dont M. Barak est sorti gagnant et M. Arafat perdant. Alors
qu'on leur offrait près de 99 % de leur rêve, estime-t-on, les
Palestiniens ont dit "non" et exigé davantage. Pis, ils n'ont fait
aucune concession, adoptant une attitude sans compromis, révélatrice de leur
refus de vivre en paix avec un Etat juif à leurs côtés.
Je faisais
partie de l'équipe américaine de Camp David et, moi aussi, j'ai été déçu,
presque au désespoir, par la passivité des Palestiniens, leur incapacité à
saisir ce moment. Mais il est inutile - et extrêmement
préjudiciable - d'ajouter aux erreurs réelles toute une série de légendes.
Voici les mythes les plus dangereux que l'on répand volontiers aujourd'hui sur
le sommet de Camp David.
- Mythe
no 1 : Camp David a été un test significatif des intentions réelles
d'Arafat.
Or
M. Arafat nous a déclaré à de multiples occasions ne pas vouloir se rendre
à Camp David. Il estimait que les négociateurs israéliens et palestiniens
n'avaient pas suffisamment réduit le fossé qui séparait leurs positions. Une
fois sur place, il a bien fait comprendre, par ses commentaires, qu'il se
sentait à la fois éloigné du monde arabe et en position d'isolement, en raison
des relations étroites qu'entretenaient Israéliens et Américains. De plus, le sommet
a eu lieu au moment le plus bas de ses rapports avec M. Barak - avec
lequel il était censé conclure un accord historique. C'est qu'un certain nombre
d'engagements des Israéliens n'avaient toujours pas été tenus, parmi lesquels
leur retrait, constamment reporté, de certaines parties de la Cisjordanie et le
transfert aux Palestiniens du contrôle des villages jouxtant Jérusalem. Yasser
Arafat a cru qu'Ehoud Barak ne cherchait qu'à se soustraire à ses obligations.
Il fallait
aussi une bonne dose d'optimisme - de la part de M. Barak comme des
Etats-Unis - pour imaginer que le conflit, vieux de cent ans, entre Juifs
et Palestiniens vivant dans la région, qui a fait des centaines de milliers de
victimes, pouvait être résolu en quinze jours sans qu'aucune des questions
essentielles - concernant le territoire, les réfugiés ou le sort de
Jérusalem - ait d'abord été discutée par les dirigeants des deux camps.
- Mythe
no 2 : l'offre israélienne répondait à la plupart, voire à toutes les
aspirations légitimes des Palestiniens.
Certes, les
propositions faites à la table des négociations allaient plus loin que tout ce
qu'aucun dirigeant israélien avait jamais débattu jusqu'alors - que ce
soit avec les Palestiniens ou avec Washington. Mais, du point de vue des
Palestiniens, ce n'était pas là l'offre rêvée que l'on a dite. Pour accueillir
ses colons, Israël devait annexer 9 % de la Cisjordanie ; en échange,
le nouvel Etat palestinien exercerait sa souveraineté sur des terres
israéliennes à proprement parler dont la superficie serait égale au neuvième du
territoire annexé. Un Etat palestinien couvrant 91 % de la Cisjordanie et
de Gaza, c'était plus que ce que la plupart des Américains et des Israéliens
estimaient possible jusqu'alors. Mais comment Yasser Arafat allait-il expliquer
à son peuple le rapport défavorable de 9 à 1 dans l'échange des terres ?
A Jérusalem,
la Palestine aurait eu la souveraineté sur de nombreux quartiers arabes de la
partie est de la cité et sur les quartiers musulmans et chrétiens de la Vieille
Ville. Elle aurait joui de la tutelle sur le Haram el-Charif, le Noble
Sanctuaire, troisième lieu saint de l'islam, tandis qu'Israël aurait exercé,
pour sa part, une souveraineté totale sur le site auquel les Juifs donnent le
nom de mont du Temple. C'était, ici aussi, beaucoup plus qu'il n'était
imaginable quelques semaines à peine auparavant - une proposition très
difficile à accepter pour le peuple israélien. Mais comment M. Arafat
pouvait-il justifier devant son peuple qu'Israël conserve la souveraineté sur
certains quartiers arabes de Jérusalem-Est, sans parler du Haram
el-Charif ? Quant à l'avenir des réfugiés - le cœur du problème, pour
beaucoup de Palestiniens -, les conceptions présentées faisaient vaguement
état d'une "solution satisfaisante", ce qui laissait craindre à
Yasser Arafat de devoir donner son accord en dernière minute à une proposition
inacceptable.
- Mythe
no 3 : les Palestiniens n'ont fait aucune concession de leur côté.
Beaucoup se
sont ralliés à l'idée que le rejet par les Palestiniens des propositions de
Camp David révélait un refus profond du droit à l'existence d'Israël. Mais
considérons les faits : les Palestiniens ont plaidé pour la création d'un
Etat de Palestine sur la base des frontières du 4 juin 1967, à côté
d'Israël. Ils ont accepté le projet d'une annexion israélienne de terres en
Cisjordanie pour certaines des colonies de peuplement israéliennes. Ils ont
accepté le principe de la souveraineté israélienne sur les quartiers juifs de
Jérusalem-Est - quartiers qui ne faisaient pas partie d'Israël avant la
guerre des Six Jours en 1967. Et, tout en insistant sur la reconnaissance du
droit au retour des réfugiés, ils ont accepté que celui-ci soit appliqué de
façon à ménager les intérêts démographiques et la sécurité d'Israël en limitant
leur nombre. Aucun des pays arabes qui ont négocié avec Israël - que ce
soit l'Egypte d'Anouar El Sadate ou la Jordanie du roi Hussein, sans
parler de la Syrie de Hafez El Assad - n'a jamais été près ne
serait-ce que d'envisager de tels compromis.
Si l'on veut
conclure la paix, on ne peut tolérer que ces mythes propagés sur la négociation
de Camp David passent, chaque jour un peu plus, pour la réalité de ce qui s'est
passé à ce sommet. Les faits n'indiquent, cependant, aucun manque de
prévoyance, aucune absence de vision de l'avenir de la part d'Ehoud Barak, qui
a par ailleurs fait preuve d'un courage politique hors du commun. Les
concessions d'Israël ne doivent pas se mesurer au chemin parcouru depuis son
propre point de départ, mais aux progrès réalisés en direction d'une solution
juste.
Les
Palestiniens n'ont pas assumé leurs responsabilités historiques lors du sommet,
eux non plus. Je pense qu'ils regretteront longtemps leur incapacité à répondre
au président Clinton par des propositions plus ouvertes et globales - à
Camp David et après.
Enfin, Camp
David ne s'est pas tenu dans la précipitation. On peut reprocher au sommet
d'avoir été mal préparé, d'avoir été trop peu formel, d'avoir manqué de vraies
positions de repli, mais sûrement pas d'avoir été prématuré. Dès le printemps
2000, n'importe quel analyste israélien, palestinien ou américain sérieux
prédisait une explosion de violence palestinienne en l'absence d'une avancée
majeure du processus de paix. Oslo avait suivi son cours ; la décision de
s'attaquer au délicat problème du statut définitif des territoires est plutôt
venue trop tard que trop tôt.
La façon dont
les deux camps ont choisi de considérer ce que le passé a été déterminera en
grande partie leur comportement de demain. Si elles ne sont pas contestées, les
interprétations de chacun vont progressivement se durcir pour donner des
versions divergentes de la réalité et des vérités inexpugnables - l'idée,
par exemple, que Yasser Arafat est incapable de parvenir à un accord final ou
qu'Israël a l'intention de perpétuer un régime d'oppression. Tandis que, de
part et d'autre, on continue de débattre de ce qui a fait capoter Camp David,
il est important que les leçons de ce sommet soient tirées.
Robert
malley est ancien conseiller spécial du président Bill Clinton pour les
questions israélo-arabes. Il est membre d'honneur du Council for Foreign
Relations de New York. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par
Sylvette Gleize.
par Robert
Malley