Quelques légendes sur l'échec de Camp David, par Robert Malley

IL y a tout juste un an, le président Bill Clinton, le premier ministre d'Israël de l'époque, Ehoud Barak, et le président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, se retrouvaient à Camp David pour ce que beaucoup considèrent, avec le recul, comme un tournant dans les relations israélo-palestiniennes. De la droite à la gauche, des faucons aux colombes, s'élève un chœur inhabituel d'opinions unanimes, ici comme en Israël : Camp David fut, dit-on, une épreuve dont M. Barak est sorti gagnant et M. Arafat perdant. Alors qu'on leur offrait près de 99 % de leur rêve, estime-t-on, les Palestiniens ont dit "non" et exigé davantage. Pis, ils n'ont fait aucune concession, adoptant une attitude sans compromis, révélatrice de leur refus de vivre en paix avec un Etat juif à leurs côtés.

Je faisais partie de l'équipe américaine de Camp David et, moi aussi, j'ai été déçu, presque au désespoir, par la passivité des Palestiniens, leur incapacité à saisir ce moment. Mais il est inutile - et extrêmement préjudiciable - d'ajouter aux erreurs réelles toute une série de légendes. Voici les mythes les plus dangereux que l'on répand volontiers aujourd'hui sur le sommet de Camp David.

- Mythe no 1 : Camp David a été un test significatif des intentions réelles d'Arafat.

Or M. Arafat nous a déclaré à de multiples occasions ne pas vouloir se rendre à Camp David. Il estimait que les négociateurs israéliens et palestiniens n'avaient pas suffisamment réduit le fossé qui séparait leurs positions. Une fois sur place, il a bien fait comprendre, par ses commentaires, qu'il se sentait à la fois éloigné du monde arabe et en position d'isolement, en raison des relations étroites qu'entretenaient Israéliens et Américains. De plus, le sommet a eu lieu au moment le plus bas de ses rapports avec M. Barak - avec lequel il était censé conclure un accord historique. C'est qu'un certain nombre d'engagements des Israéliens n'avaient toujours pas été tenus, parmi lesquels leur retrait, constamment reporté, de certaines parties de la Cisjordanie et le transfert aux Palestiniens du contrôle des villages jouxtant Jérusalem. Yasser Arafat a cru qu'Ehoud Barak ne cherchait qu'à se soustraire à ses obligations.

Il fallait aussi une bonne dose d'optimisme - de la part de M. Barak comme des Etats-Unis - pour imaginer que le conflit, vieux de cent ans, entre Juifs et Palestiniens vivant dans la région, qui a fait des centaines de milliers de victimes, pouvait être résolu en quinze jours sans qu'aucune des questions essentielles - concernant le territoire, les réfugiés ou le sort de Jérusalem - ait d'abord été discutée par les dirigeants des deux camps.

- Mythe no 2 : l'offre israélienne répondait à la plupart, voire à toutes les aspirations légitimes des Palestiniens.

Certes, les propositions faites à la table des négociations allaient plus loin que tout ce qu'aucun dirigeant israélien avait jamais débattu jusqu'alors - que ce soit avec les Palestiniens ou avec Washington. Mais, du point de vue des Palestiniens, ce n'était pas là l'offre rêvée que l'on a dite. Pour accueillir ses colons, Israël devait annexer 9 % de la Cisjordanie ; en échange, le nouvel Etat palestinien exercerait sa souveraineté sur des terres israéliennes à proprement parler dont la superficie serait égale au neuvième du territoire annexé. Un Etat palestinien couvrant 91 % de la Cisjordanie et de Gaza, c'était plus que ce que la plupart des Américains et des Israéliens estimaient possible jusqu'alors. Mais comment Yasser Arafat allait-il expliquer à son peuple le rapport défavorable de 9 à 1 dans l'échange des terres ?

A Jérusalem, la Palestine aurait eu la souveraineté sur de nombreux quartiers arabes de la partie est de la cité et sur les quartiers musulmans et chrétiens de la Vieille Ville. Elle aurait joui de la tutelle sur le Haram el-Charif, le Noble Sanctuaire, troisième lieu saint de l'islam, tandis qu'Israël aurait exercé, pour sa part, une souveraineté totale sur le site auquel les Juifs donnent le nom de mont du Temple. C'était, ici aussi, beaucoup plus qu'il n'était imaginable quelques semaines à peine auparavant - une proposition très difficile à accepter pour le peuple israélien. Mais comment M. Arafat pouvait-il justifier devant son peuple qu'Israël conserve la souveraineté sur certains quartiers arabes de Jérusalem-Est, sans parler du Haram el-Charif ? Quant à l'avenir des réfugiés - le cœur du problème, pour beaucoup de Palestiniens -, les conceptions présentées faisaient vaguement état d'une "solution satisfaisante", ce qui laissait craindre à Yasser Arafat de devoir donner son accord en dernière minute à une proposition inacceptable.

- Mythe no 3 : les Palestiniens n'ont fait aucune concession de leur côté.

Beaucoup se sont ralliés à l'idée que le rejet par les Palestiniens des propositions de Camp David révélait un refus profond du droit à l'existence d'Israël. Mais considérons les faits : les Palestiniens ont plaidé pour la création d'un Etat de Palestine sur la base des frontières du 4 juin 1967, à côté d'Israël. Ils ont accepté le projet d'une annexion israélienne de terres en Cisjordanie pour certaines des colonies de peuplement israéliennes. Ils ont accepté le principe de la souveraineté israélienne sur les quartiers juifs de Jérusalem-Est - quartiers qui ne faisaient pas partie d'Israël avant la guerre des Six Jours en 1967. Et, tout en insistant sur la reconnaissance du droit au retour des réfugiés, ils ont accepté que celui-ci soit appliqué de façon à ménager les intérêts démographiques et la sécurité d'Israël en limitant leur nombre. Aucun des pays arabes qui ont négocié avec Israël - que ce soit l'Egypte d'Anouar El Sadate ou la Jordanie du roi Hussein, sans parler de la Syrie de Hafez El Assad - n'a jamais été près ne serait-ce que d'envisager de tels compromis.

Si l'on veut conclure la paix, on ne peut tolérer que ces mythes propagés sur la négociation de Camp David passent, chaque jour un peu plus, pour la réalité de ce qui s'est passé à ce sommet. Les faits n'indiquent, cependant, aucun manque de prévoyance, aucune absence de vision de l'avenir de la part d'Ehoud Barak, qui a par ailleurs fait preuve d'un courage politique hors du commun. Les concessions d'Israël ne doivent pas se mesurer au chemin parcouru depuis son propre point de départ, mais aux progrès réalisés en direction d'une solution juste.

Les Palestiniens n'ont pas assumé leurs responsabilités historiques lors du sommet, eux non plus. Je pense qu'ils regretteront longtemps leur incapacité à répondre au président Clinton par des propositions plus ouvertes et globales - à Camp David et après.

Enfin, Camp David ne s'est pas tenu dans la précipitation. On peut reprocher au sommet d'avoir été mal préparé, d'avoir été trop peu formel, d'avoir manqué de vraies positions de repli, mais sûrement pas d'avoir été prématuré. Dès le printemps 2000, n'importe quel analyste israélien, palestinien ou américain sérieux prédisait une explosion de violence palestinienne en l'absence d'une avancée majeure du processus de paix. Oslo avait suivi son cours ; la décision de s'attaquer au délicat problème du statut définitif des territoires est plutôt venue trop tard que trop tôt.

La façon dont les deux camps ont choisi de considérer ce que le passé a été déterminera en grande partie leur comportement de demain. Si elles ne sont pas contestées, les interprétations de chacun vont progressivement se durcir pour donner des versions divergentes de la réalité et des vérités inexpugnables - l'idée, par exemple, que Yasser Arafat est incapable de parvenir à un accord final ou qu'Israël a l'intention de perpétuer un régime d'oppression. Tandis que, de part et d'autre, on continue de débattre de ce qui a fait capoter Camp David, il est important que les leçons de ce sommet soient tirées.

Robert malley est ancien conseiller spécial du président Bill Clinton pour les questions israélo-arabes. Il est membre d'honneur du Council for Foreign Relations de New York. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize.

par Robert Malley